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Derrière les panneaux il y a des hommes

Joseph Incardona (Pocket)

vendredi 17 mars 2017, par FERRE

Le roman s’ouvre.
Sur une mouche à merde.
Lucilia Caesar.
Pierre la regarde. Mais Pierre est mort.
En dedans.
Il la regarde. Se poser ça et là. Reine des lieux : aires d’autoroutes.
L’univers qu’il hante désormais. Depuis la mort de sa fille. Assassiné entre deux péages quelque part par quelqu’un.
Pierre ne survit que pour le trouver.
Se venger.
Il n’en sortira pas. Tant que.
Les autres non plus.
Pascal parce que c’est là qu’il chasse. Le tueur en série. Malade. Forcément. Cuisinier dans un restoroute. Donner à manger et se repaître de chair fraîche.
Miam.
La prochaine s’appelle Marie. Les parents Marc et Sylvie. Les vacances, la pause repas, la gamine qui part faire un tour pendant que papa et maman règlent leur banale affaire de coucherie du monsieur.
Pascal frappe. Marc et Sylvie descendent aux enfers. Elle tombe dingue, lui se suicide dans la baignoire d’un motel.
Aussi : Lola la pute trans au grand-cœur, une autre pute sur le retour reconvertie voyante, une ordure de patron gras du bide, un biker cinquantenaire en goguette adultère avec une jeune étudiante, un gardien d’aire collectionneur compulsif d’objets qu’il ramasse dans son royaume de macadam, un traqueur de scoop répondant au doux pseudo de Chacal. Et deux flics sur l’affaire, Julie et Thierry, tandem tout en tension érotique.
Seule en dehors : Ingrid. La femme de Pierre. N’est plus rien. Voudrait mourir aussi. En attendant, ne s’escrime plus que sur son sexe. Se masturbe sans cesse.
Bon.
Donc, c’est noir. Outrenoir dirait le peintre, sauf qu’aucune lumière ici n’affleure. Poésie noire, assurent quelques gazettes. Poésie ? Mais alors mécanique.
Mécanique froide.
Écrite comme cette chronique.
Retour charriot irrépressible.
Donne du rythme. Il paraît du moins.
Ou alors non. Colle parfaitement au sujet. L’engrenage vers le vide. Inéluctable. La vie en pilotage automatique à partir du péage.
Le ticket sort.
Prends le ticket.
Roule.
De là à là.
Pour rien.
Pour nulle part.
Peut-être.
Exemples ? Pascal vient d’enlever Marie, embarquée dans son van. Il prend la route :

« Il s’est engagé peinard derrière une voiture tirant sa caravane.
Va et vient dans le parking : voitures, camions, moto, camping –cars…
Confusion.
Leurs vacances de merde.
Leur quinze août de merde.
Assomption.
Immaculée Conception.
Il en a une à l’arrière, une petite Marie.
Entre le temps de la disparition et celui de l’alerte, une heure a passé.
Pascal roule.
Davantage de risques à opérer sur une aire d’autoroute, mais après, c’est plus facile.
Tout bouge tout le temps.
Tant qu’on ne sort pas du circuit.
Pascal n’en a aucune intention.
Pascal aime : les centres commerciaux, les super-marchés, les grands parkings, les gares, les aéroports.
L’autoroute.
Un non-lieu.
On y est bien : travail, observation, capture.
On n’est personne.
On est : fonction, rouage, marchandise.
À l’arrière, Marie est sage.
Lanières en plastique enroulées autour des chevilles et des poignets.
Ruban adhésif sur la bouche.
Le chloroforme, c’est pour étourdir.
Ensuite : Flunitrazépam pour un total don de soi.
Perte de mobilité. Mémoire. Conscience.
Cachée sous la double armoire de la kitchnette.
Position fœtale.
Marie dort. »

Cette scansion est-elle vraiment nécessaire ? Sur une bonne moitié des 330 pages du roman ? Encore ?

« Qui prend nos enfants ?
Faites les 116 000.
Je vous en supplie.
Trouvez-moi ce putain de croque-mitaine.
Cent seize mille converti en douleur, ça donne l’âge de Marie.
Autant de temps passé à veiller à ce qu’elle grandisse convenablement.
Sans heurts.
Le temps qu’elle devienne une femme et prenne sa vie en main.
Quelqu’un d’autre s’en est chargé pour elle.
L’eau tiède est devenue froide depuis longtemps.
Boiler kaput.
Marc n’a pas su la protéger.
Marc pensait à baiser une cliente de son club de fitness.
Marc pensait à soigner sa condition physique.
Marc musclé mais veule.
Marc pensait divorcer.
Marc ne bouge pas.
Marc a honte.
Marc sait.
Marc. »

Ce style est le plus souvent réservé au thriller. Genre j’écris comme je halète. Épuisant. Adapté au noir on se régale ? Pas plus. Joseph Incardona martèle. Entre-toi bien ça dans le crâne que tout est moche ici bas quand on t’enlève le plus précieux, parce que tu ne vois rien d’autre que ce qui n’est plus. Ou que le creux du reste. Des hommes derrière les panneaux ? Où ? Que l’humanité sale, un résidu après la souffrance essorée. Jusqu’au-boutiste Incardona. Veine un peu vaine sur la longueur.

Le sexe à l’unisson. Triste et crade. Ingrid suce et se fait baiser par les livreurs qui viennent lui porter sa ration de survie. Le patron gras du bide aime toucher sa « petite saucisse, ça détend » et se faire pomper derrière la station service. Par la pute-trans qui « a toujours aimé sentir les ventres poilus rebondir contre ses fesses ». Julie et Thierry finissent par se tomber dessus, c’est précipité, Julie « la sort, voudrait déjà se la mettre mais il y a encore le pantalon, le slip, la serviette hygiénique avec encore quelques traces de sang menstruel, pas de quoi effrayer un homme ». Le biker quinqua grimpe sa jeune étudiante qui « jouit par le cul, c’est comme ça ». Oui, quand c’est noir, c’est sodomie chez pas mal d’auteurs. Le style Incardona, c’est un peu ça : j’encule à sec. On peut avoir envie d’autre chose.