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Bondrée

Andrée A. Michaud (Rivages)

lundi 6 mars 2017, par FERRE

Il y avait, cet été là, autour du lac de Bondrée, la rousse et la blonde, Zaza Mulligan et Sissy Morgan, grandes tiges inséparables, à faire les malignes bien sûr, prendre des airs de leur âge et même un peu plus, avec leurs gambettes bronzées que certains regardaient du coin de l’œil. C’était l’année 1967, et au Québec comme ailleurs, les gamines fredonnaient Lucy in the sky with diamonds, ambiance Summer of love baby. Mais elles jouaient à quoi, là ? À la bitch disaient les mères agacées. Alors du coup :

« On n’avait donc pas été surpris d’apprendre ce qui leur était arrivé. Ces filles l’avaient cherché, voilà ce que la plupart des gens ne pouvaient s’empêcher de penser, et ces pensées soulevaient en eux une espèce de repentir gluant qui leur donnait envie de se battre à coups de poing, de se gifler jusqu’au sang, car ces filles étaient mortes, bon Dieu, dead, for Christ’s sake, et personne, pas plus elles que les autres, ne méritait la fin qu’on leur avait réservé ».

Zaza d’abord, qui se promène dans les bois et tombe sur le vilain méchant loup. Clac ! Le piège se referme. Sauf que ce n’est pas la bête que l’on retrouve mordue par les dents métalliques mais bien la jouvencelle. Morte, jambe sectionnée. Le début du cauchemar pour toute la communauté en vacances autour du lac. Et de nuits sans sommeil pour Stan Michaud, le flic taciturne qui se coltine l’affaire. Il interroge, s’éponge le front, sale juillet caniculaire. Quatre jours pour ne pas avancer d’un pouce et on retrouve Sissy. Tout pareil dans la forêt, un autre piège refermé sur elle, et à moitié scalpée en plus. Mais quel dément hante ces bois ?

Une intrigue classique en somme mais que l’étonnante Andrée A. Michaud transcende par son regard et son écriture. L’affaire est contée par la « puce » de la famille Duchamp devenue adulte, mais qui parfois se remet dans la peau du garçon manqué de 12 ans qu’elle était au moment des faits, trop petite pour être vraiment la copine de Zaza et Sissy, mais qui les badait quand même, les deux scandaleuses. Elle touille une marmite à sentiments qui déborde : nostalgie de l’enfance envolée, d’un temps suspendu en dépit de l’horreur inoubliable, radioscopie des parents affolés, d’une communauté plongée dans le noir et qui à vif révèle tous les malaises humains. Bondrée, c’est le récit d’un passage à l’âge adulte contraint par la force du drame. Andrée A. Michaud trouve le ton juste, considérations d’un âge et de l’autre, équilibre pourtant très casse-gueule.

Et le style fait le reste. Anglophones et francophones se retrouvant à Bondrée, Michaud shake l’anglais, le français et quelques expressions québécoises. Cocktail risqué là encore, mais le dosage est parfait : ni trop ni trop peu. La langue floue dit autant la difficulté à cerner le mal (l’enquêteur recueille certains témoignages via un traducteur) que l’énergie désespérée que met la communauté à le circonscrire. Il est là quelque part, qui rode dans les têtes et hante le décor, cette nature à la fois hostile et protectrice, dernier élément déterminant de ce fascinant roman. L’un des plus puissants et beaux de la littérature noire de ces dernières années.