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Le motel du voyeur

Gay Talese (Editions du sous-sol)

mardi 1er novembre 2016, par FERRE

Évidemment, on veut lire. Jeter un œil, au moins. Quitte à détourner le regard, peut-être, ou à fermer le livre. Mais peut-on résister à pareil « pitch », surtout quand les gazettes jettent dans la marre de la rentrée littéraire de méchants appâts : « dérangeant », « étonnant », « génial », « écrit magnifiquement » ? Bien sûr que non.

Le motel du voyeur, donc. C’est l’œuvre d’un vieux monsieur de 84 ans. Et pour cause. Gay Talese a gardé son histoire sous le coude pendant 36 ans. Car Gay Talese est journaliste, et obéit scrupuleusement à un principe : ce grand nom de la « non-fiction » américaine depuis les années 1960 se pique de toujours livrer dans ses enquêtes la véritable identité de ses personnages. Or là, le bonhomme qui en janvier 1980 lui écrit en lui révélant son secret refuse catégoriquement que son nom soit rendu public. On le comprend.

Il explique en effet qu’il est devenu en 1965 propriétaire d’un motel à Denver, dans le seul but d’équiper certaines chambres afin de satisfaire son désir voyeuriste. Il a donc au plafond découpé des « trappes de visionnage » de 35 cm sur 15, dissimulées par des grilles d’aération. Du grenier, il observe ni vu-ni connu ses clients dûment sélectionnés, sur critères physiques la plupart du temps, off-course. Il mate, parfois se masturbe devant le spectacle, ou baise avec sa femme qui l’accompagne quand l’envie lui en prend. Et surtout, le voyeur consigne ses observations dans un journal, avec la certitude de faire œuvre sociologico-scientifique, à la façon des célèbres sexologues des sixties Masters & Johnson, mais en mieux car ses cobayes ne se sachant pas observés, ils sont plus « naturels ».

L’affaire est sidérante, et Talese part à la rencontre de son mystérieux correspondant, visite son motel, se rince l’œil par la même occasion, puis s’en retourne chez lui vaquer à ses occupations. Pendant plus de 30 ans, il va recevoir régulièrement des nouvelles du voyeur qui lui envoie des bouts de son journal, et continue à refuser que son nom soit révélé. Dans un de ces passages, il raconte avoir été témoin d’un meurtre, n’avoir finalement rien dit, être un tantinet rongé par le remord, mais pas trop quand même. Talese enquête un brin, ne trouve pas trace du meurtre en question du côté de la police, réalise que son voyeur n’est pas toujours très crédible et s’arrange parfois avec les faits. Bon. Et puis sur le tard, une fois vendu son motel, le voyeur accepte en 2013 de rendre son histoire publique. Talese se met au boulot. Et voilà Le motel du voyeur. Sa publication aux États-Unis fait scandale. Pourquoi Talese s’est-il obstiné à ne rien dire pendant plus de 30 ans de cette histoire, se transformant en complice consentant du voyeur ? La protection de sa source ? La belle affaire, valable un temps puis plus du tout (les menaces de mort n’ont pas manqué une fois révélée l’identité du voyeur) ? Et protéger pour quoi ? L’intérêt du récit de ce voyeur valait-il de s’asseoir sur la morale et la légalité ?

Ces questions, le livre, parce qu’il existe, les pose évidemment. Tout comme il permet de gloser sur la posture de l’auteur-voyeur mais aussi du lecteur-voyeur. Car cherche bien, lecteur, ce qui te pousse à poser un œil sur ce trou de serrure-là, et de l’y laisser collé jusqu’au bout des 253 pages. Que crois-tu qu’il ait pu voir, cet autoproclamé « plus grand voyeur du monde » ? Mais peut-être cherche-t-on d’autres réponses. C’était qui, ce type ? Qu’avait-il dans sa caboche ? Et sa femme ? Et sa deuxième femme qui plus tard accepte aussi son vice ? Et Talese, comment se sentait-il avec tout ça ? Quelles réflexions tout cela lui inspirait-il ?

Cherche lecteur. Le motel du voyeur n’est qu’une grande pièce vide. Au comptoir, il y a un gars dont Talese nous conte vaguement l’enfance, effleure à peine les motivations. Il n’interroge jamais vraiment son vice. Il observe, à distance. Impliqué du bout de l’œil. Sans plus. Il balance, d’un chapitre l’autre, des extraits du journal du voyeur. Des parties de baise tristes, ou joyeuses, selon. Et les conclusions à deux balles du voyeur. La chair est fade, souvent, ces dames s’ennuient, le sexe homosexuel est généralement plus gai, tiens on note l’évolution sociétale avec une fréquence accrue du sexe interracial, les anciens du Vietnam ont aussi une sexualité, « les femmes se masturbent surtout parce qu’elles sont déprimées. Les hommes se masturbent pour la jouissance purement physique ». Tu parles d’un intérêt.

« Mais c’est toute la force du livre ! », nous assure-t-on. Ce non-jugement de l’auteur, ce « Monsieur tout-le-monde » du coup tellement dérangeant, cette folie qui transparait à travers ses récits, et d’ailleurs ces récits même qui ne sont pas tous fiables ! Fascinant, vraiment ! Un peu, sans doute. Matière à un long article, pourquoi pas. De là à propulser Le Motel au sommet du classement des meilleurs livres de non-fiction ? Au final, on pourrait résumer l’affaire à son « pitch » :
- un type construit un motel pour mater ses clients
- il consigne ses observations
- il raconte son histoire à un grand journaliste
- qui attend plus de 30 ans avant de la dévoiler
Tout cela interroge, d’accord. Mais dans les 250 pages de Talese, on ne trouve pas grand-chose pour nourrir sa réflexion. En matière de non-fiction, on peut lire Une si jolie petite fille de Gitta Sereny. Et apprécier la différence.